vendredi 11 avril 2014

(Rediff) « Le Club des Cinq » caviardé car trop politiquement incorrect et à la langue trop compliquée

Celeborn, « un professeur pas toujours à l'heure », analyse sur son carnet le pays des merveilles dans lequel il est tombé. Cette semaine, le blogueur nous montre comment les nouvelles éditions du « Club des cinq », ces fameux romans policiers pour enfants et ados, sont d'abord réécrites dans un français moins compliqué pour les nouvelles générations, et ensuite, expurgées de tout politiquement incorrect. Un billet très révélateur de notre époque. 

Je ne sais si, comme moi, vous fûtes bercés durant votre enfance par Claude, Mick, François, Annie et Dagobert. Je dois dire que je garde du Club des 5 d'Enid Blyton un excellent souvenir : des aventures extraordinaires, des personnages attachants auxquels on s'identifiait facilement, un super-chien presque humain dans ses réactions… Bref, le Club des 5 fut une vraie étape de mon enfance.

Or donc j'ai un jour entendu qu'il y avait quelque chose de pourri au royaume de la Bibliothèque rose. Je ne parle pas ici de la présentation « marketing » de la collection affreuse, ni même des horribles illustrations de couverture qui ont remplacé les beaux dessins d'époque (qui ont d'ailleurs disparu des pages intérieures, alors qu'ils y rythmaient auparavant l'intrigue)… je parle de la traduction. « Traduction revue », me dit mon édition contemporaine. Et pour cause ! Traduction massacrée serait en fait le terme le plus approprié. Je vous propose donc un petit comparatif entre la traduction originale et celle que l'on peut trouver aujourd'hui dans les librairies, avant d'essayer de tirer de tout cela quelques enseignements. Je m'appuie pour ce faire sur le titre Le Club des Cinq et les saltimbanques, renommé depuis Le Club des Cinq et le Cirque de l'Étoile. À lire pour savoir quoi acheter à notre enfant, petite nièce, arrière-cousin, fils des voisins...
 
I- Oui, oui, tout a changé ! (comparaison d'ensemble)
 
À commencer par le titre, donc, qui évacue le mot « saltimbanque », probablement jugé pas assez politiquement correct (vous verrez, l'accusation n'est pas gratuite). Rien à voir avec une volonté de se rapprocher du titre anglais, au passage.
 
1) Il est une fois

Modification la plus radicale : le récit n'est plus au passé simple, mais bien au présent !

Claude soupira → Claude soupire
 
2) On n'est pas des nous !

Le niveau de langue des personnages a singulièrement baissé. Tous les « nous » sont devenus des « on », et le vocabulaire est sacrément appauvri !

Donc, nous n'irons pas à Kernach cet été, conclut François. Qu'allons-nous faire, alors ? → Dans ce cas, c'est très clair : on n'ira pas à Kernach cet été, conclut François. Alors, qu'est-ce qu'on fait ?

Oui, c'est une bonne idée ! → Mais oui, c'est un projet génial !
 

3) Les descriptions, c'est ennuyeux

Et donc les pauvres descriptions du roman ont fondu. Et on a également coupé un certains nombre de phrases, de répliques : non à la longueur !
 
4) Le politiquement correct

Rappelons que, dans l'histoire, nos amis croisent Pancho, un jeune forain accompagné d'un sympathique singe, et qui est malheureux car il est traité rudement par son « oncle ». Comprenez qu'il est battu. C'est dit dans le livre. Cela fait du jeune garçon un personnage touchant, compagnon d'autres jeunes bambins aux conditions de vie difficiles dont la littérature pour jeunes gens est remplie. Or dans l'édition actuelle, Pancho n'est plus battu : tout au plus a-t-il reçu une fois une gifle de son oncle. Les motivations psychologiques des personnages ne collent d'ailleurs ainsi absolument plus à l'action.

Signalons au passage que la méfiance que les forains expriment envers la police a tout bonnement été caviardée, ainsi qu'une scène pourtant pittoresque où une vieille foraine ratatinée récupère les ouistitis enfuis à grand coups de paroles incompréhensibles, façon vieille sorcière.

De surcroît, les répliques ont été « redistribuées » entre les différents personnages : ce n'est plus Annie qui pleure à intervalles réguliers ou qui va faire la tambouille. Qu'on se le dise, le sexisme ne passera plus par le Club des 5 !

5) Le religieusement correct

Dans Le Club des Cinq au bord de la mer, Hachette a remplacé la scène du chapitre V où les enfants vont à la messe par une scène où ils vont plutôt au marché... La scène de la messe était encore présente dans l’édition 2000 mais a disparu depuis lors.

Édition de 1969
Voulez-vous aller à la messe ? demanda Mme Penlan. La route jusqu’à l’église de Trémanoir est ravissante, vous aimerez sûrement M. le curé ; c’est un saint homme. — Oui, nous irons, dit François […] La vieille église dormait à l’ombre de ses tilleuls ; elle était toute petite, accueillante, charmante. Lorsque Yan vit que l’on attachait le chien près du portail de l’église, il décida de rester avec son ami, ce qui n’amusa pas du tout Claude. Elle ne pourrait pas les surveiller, et ils allaient faire les fous tout le temps qu’elle serait à la messe. La chapelle était fraîche et obscure, mais trois vitraux de couleurs projetaient sur les colonnes et sur les dalles des reflets violets, rouges et bleus. M. le curé avait l’air d’un saint. Son sermon, tout simple, semblait émouvoir chacun des fidèles en particulier. Il les connaissait bien tous, il était leur ami. Lorsque les enfants sortirent de la messe, ils furent éblouis par le soleil.

Édition de 2011
« Voulez-vous m’accompagner au marché ? demande la fermière, après avoir rempli la dernière mangeoire de l’étable. – Oh, oui ! acquiescent les enfants. On tiendra Dago en laisse pour qu’il ne se jette pas sur les stands de poulets rôtis […] Le marché se tient à l’ombre des tilleuls : il n’est pas grand, mais très vivant. Sur les étalages reposent des légumes colorés et des fruits juteux. Des poulets dorés tournent sur les broches des rôtisseries. Les commerçants interpellent de leurs voix sonores les clients qui arpentent l’allée, pour vanter la qualité de leurs produits. Mme Elouan connaît bien le boucher, car c’est lui qui se charge de vendre les volailles de sa ferme. Lorsque les enfants quittent le marché, ils se sentent affamés.

 
II- Étude de cas (le chapitre 10)
 
Afin de bien rendre compte de ce qui a été infligé à la série, j'ai choisi — complètement au hasard — un chapitre du livre et ai comparé avec précision les deux traductions.
 
VOCABULAIRE / NIVEAU DE LANGUE

Quand ils furent en vue → Quand ils s'approchent

Comptez-vous aller plus loin bientôt ? → Vous comptez rester longtemps ?


Nous resterons ici aussi longtemps qu'il nous plaira → On restera ici aussi longtemps qu'on voudra


Nous aurons du mal à l'empêcher de s'en prendre à ces messieurs → Nous aurons du mal à l'empêcher de vous sauter dessus.


Mon bon Dagobert ! → Salut, toi !


Au revoir ! À bientôt ! → Allez ! À bientôt ! Salut !
 
 
CAVIARDAGE (politiquement correct)

Tout le passage où Mick soupçonne à voix haute l'oncle de Pancho d'avoir envisagé de les voler est coupé. Dommage, il permettait de montrer d'intéressantes réactions psychologiques : rougissement de Mick, peur de blesser l'autre, réaction saine de Pancho.

 On ne mentionne plus que l'« oncle » de Pancho a élevé ce dernier, orphelin, juste pour l'argent.

J'irai dans un autre cirque, parce que , dans celui-ci, on ne veux pas me laisser approcher des chevaux. C'est de la jalousie, j'en suis sûr, parce que je sais m'y prendre avec eux. → caviardé. Bouh les mauvais sentiments ! 

dit Lou en montrant ses vilaines dents jaunes → dit-il en montrant du doigt les roulottes rouges et vertes. 


Tu m'as battu → Tu m'as grondé


Je ne pensais pas que Pancho pouvait s'entendre avec des enfants comme vous. Ce n'est pas son genre ! → Je pensais que c'était une mauvaise idée que Pancho devienne votre ami : il souffrira de vous quitter quand le cirque reprendra la route.

 
Admirez comment on a violemment injecté une grosse dose de bons sentiments dégoulinants au méchant oncle. De manière générale, cet oncle perd à peu près tous ses défauts, et on se demande bien ce qu'on en vient à lui reprocher.  
 
CAVIARDAGE (raccourcissement pur, descriptions massacrées, etc.)

Claude trouvait réconfortante la certitude que Dagobert l'entendrait si elle le sifflait. Il accourrait au premier appel ! → ∅  (Y'a plus !)
 
 (D'autres phrases disparaissent dans le même passage)

Et puis, je me plais avec vous ! — Merci répondit Annie. → ∅ (Y'a plus !)

Ils passèrent une heure à discuter, puis le soleil disparut dans un flamboiement d'incendie, et le lac refléta de merveilleux tons de pourpre et d'or. → Ils passent encore une heure à discuter, puis le soleil disparaît derrière les sommets alpins, et le lac prend des reflets dorés.

III- Synthèse

Si nous résumons rapidement, le lexique s'est appauvri ainsi que les descriptions, le langage est plus « proche » de celui des jeunes, le passé simple — probablement jugé trop difficile d'accès — a disparu, la complexité psychologique des personnages ainsi que leurs caractéristiques propres ont été gommées… et surtout le texte a été soumis à une véritable révision idéologique, façon Anastasie ! La gentillesse irradie, suinte de partout ; les méchants ne sont plus trop méchants ; l'expression des préjugés est évacuée ; la figure de l'enfant battu est pudiquement passée sous silence ; les scènes de genre qui présentent le monde des forains comme un groupe social doté d'un certain protectionnisme, d'une certaine méfiance des étrangers et de pratiques parfois hors du commun ont disparu. Ajoutons à cela quelques incohérences délicieuses : on fait intervenir Dagobert dans le dialogue à un moment où il n'est pas là ; et surtout, les membres du Club des 5, désormais armés de leurs téléphones portables, vont quand même frapper à la porte de la ferme pour téléphoner (leur couverture réseau n'a pas l'air excellente !).

Que s'est-il passé ? On peut y voir d'une part l'influence du pédagogisme : nul doute qu'une personne dotée des meilleures intentions du monde s'est dit que non, vraiment, ces histoires étaient un peu dures, et qu'il fallait lisser tout ça, pour ne pas présenter aux enfants des choses qui pourraient les choquer, leur donner de mauvaises idées, etc.

Mais j'y vois aussi une marque de la baisse du niveau. On ne révise pas des traductions à ce point si ce n'est aussi pour des raisons commerciales. Pourquoi ce lexique rachitique, ce présent de l'indicatif ? Mais parce qu'il faut continuer à vendre les livres, bien sûr, et pour cela, il faut que le maximum d'enfants puissent les lire ! De là à dire que le niveau de lecture baisse et que les commerciaux s'en sont rendu compte et on cherche à remédier à cela, il n'y a qu'un pas que je me permets de franchir.
 
En conclusion, si vous aussi vous avez aimé le Club des 5 et si vous souhaitez faire partager ce plaisir aux jeunes gens d'aujourd'hui, le marché de l'occasion vous tend les bras 

5 commentaires:

Rodilardon a dit…

Alors, qu'est-ce que la comtesse de Ségur a dû prendre comme caviardage: Plus de cabinet noir, plus de coups de fouet, je suppose...

Pour une école libre a dit…

Rodilardon,

Pour la Comtesse de Ségur, la religion a sauté :

http://the-inn-at-lambton.cultureforum.net/t4705p25-bibliotheque-rose-arretez-le-massacre

Rodilardon a dit…

La comtesse de Ségur non-expurgée est disponible en trois volumes dans la collection Bouquins chez Robert Laffont. Plus de mille pages de lecture chrétienne. Je connais des enfants qui ont relu trois fois ces histoires.

Gueulard a dit…

Je connais cette série pour les avoir moi meme lus . Je peux vous dire qu'ils etaient largement accessibles au niveau litterature à un gosse de 12 ans.

Anonyme a dit…

Édition récente de la Comtesse de Ségur au texte non censuré avec belles illustrations d'époque aux Éditions du Triomphe :

http://www.editionsdutriomphe.fr/COMTESSE-DE-SEGUR/Voir-tous-les-produits.html